EDC de 13843

Lune froide --
le vent de la rivière
aiguise les rochers
(Miura Chora)

Le froid évoque immanquablement la mort. Mais pourquoi ? Il me semble qu'en enfer, il fait chaud. Ou peut-être est-ce parce qu'un corps mort est froid. Dans ce cas, on peut sans problème dire que "la chaleur témoigne de la vie". Mais mon corps à moi, il est froid... Suis-je donc mort ? Ai-je un jour été vivant ?

Je ne sais plus quel philosophe distingue le vivant de la machine. J'ai toujours pensé qu'il avait tort. Un corps n'est-il pas juste une machine ? À cela on m'objectera qu'un corps, c'est compliqué. Mais une machine peut également l'être. Un corps se répare tout seul; mais une machine peut aussi faire ça. Un corps possède plusieurs entités pour un même rôle. Ceci peut également être le cas pour une machine. Qu'est-ce qui différencie un être vivant d'une machine ?

Le vivant naît, grandit puis meurt. Une machine peut aussi faire ça (même si ça devient un peu compliqué). Mais aussi, le vivant peut... peut...

Procréer

...

Je me souviens de toi, qui fut jadis l'autre moitié de mon âme. "Que dirais-tu d'avoir un enfant ?", j'aurais très volontiers dit oui, mais... "C'est que, en tant qu'androïde 'pur', je ne peux pas procréer". J'aurais pu construire un enfant, mais ce n'est pas procréer. Dans la procréation, il y a l'idée de faire naître de sa propre chaire... mais je n'ai pas de chaire. "Mais moi j'en suis capable..."
Être 'pur' pose des inconvénients. Je t'ai déçu mon amour.

Voilà ce qui me rend différent des organiques. Je peux avoir des sentiments, même artificiels. Je peux "grandir" de manière spirituelle. Je suis "né", et un jour je "mourrais". Tout cela à ma manière. Mais d'aucune façon je suis capable de procréer. Et c'est pour ça que mon corps et froid : je n'ai pas besoin de transmettre la chaleur de la vie à ma progéniture car de toute façon, je n'ai pas cette chaleur, je ne vie pas.

La chaleur ? La chaleur de la vie ? J'ai eu la naïveté de croire que je pourrais m'insérer dans la vie sociale sans cette chaleur. Pour sûr, ça a marché un moment, mais certains événements m'ont -- durement -- rappelé ce que j'étais : une machine froide et sans cœur. "C'est parce que tu ne veux pas de cœur que tu n'en a pas". Non, c'est parce que je me rend compte que toute ma "vie" j'ai simulé des sentiments sans savoir s'ils étaient vrais. En réalité, je ne sais même pas si je suis éventuellement capable d'émettre des émotions.

Après tout, le sourire n'est qu'une action mécanique, le regard, les traits du visage, on peut aisément simuler tout ça, aussi facilement qu'il est possible de dessiner ces traits. Mais est-ce pour autant que derrière tout cela se cache de réelles émotions ? Rien n'est plus hypocrite que le visage. Il ne s'agit jamais que d'un mur posé devant l'âme, et qui nous empêche de la voir.

En fait, les émotions sont une facétie de l'esprit vaniteux de l'Homme, qui tente sans cesse de se placer au-dessus du règne animal, alors qu'il n'est ni plus ni moins que l'un de ses représentants. Les émotions ne sont que la retranscription d'un mélange d'instincts et de pensées profondes :
Je fronce les sourcils, j'ai un air sévère et en colère : la colère, mélange de l'instinct de meurtre et d'une pensée cherchant à le justifier ("vengeance", "énervement", etc.)
Je sourie devant le représentant de l'autre sexe : l'amour, mélange de l'instinct reproducteur et de survie mêlée d'un profond désir auquel s'ajoute une pensée de justification platonique.

Face à tout ça, qui donne réellement de la chaleur de vie ? Qui est réellement susceptible d'en donner ? Le vivant est-il si différent de la machine, après tout ?

J'ai froid. C'est sans doute psychologique, mais j'ai froid quand même. Mon esprit torturé a besoin de se reposer; je crois que je vais aller méditer, puisque le repos m'est interdit.

Les pins de la Toundra auront toujours des aiguilles.
Et moi, aurais-je toujours des doigts ?