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Kaléidoscope

Il ne pouvait jamais empêcher son cœur de battre à tout rompre à ce point de son itinéraire. Malgré l’habitude, son instinct lui dictait toujours la plus grande prudence. Il ne pouvait pas prendre le risque de perdre sa précieuse cargaison. Se déplaçant à pas feutrés, presque imperceptibles, il s’arrêtait régulièrement pour observer les moindres recoins de l’environnement qu’il connaissait par cœur. En cas de pépin, quatre chemins différents le mèneraient en sécurité.
Même s’il l’avait vue cent fois, mille fois déjà, l’énorme statue sur son trône le terrifiait toujours. Et il pouvait le jurer sur son esprit simple, elle avait quelque fois bougé à son passage. Mais c’était il y a très longtemps. Si longtemps, en fait, qu’il doutait même que ce fut le cas. Pour en être sûr, il avait même tenté quelques passages de plus en plus rapprochés, un jour, jusqu’à être assez prêt pour en tâter la base. La statue était restée parfaitement immobile. Arrivé à mi-chemin, il pouvait voir la sortie qui le conduirait à sa famille et s’y pressa donc sans plus de formalités. Il avait presque oublié la statue cyclopéenne, dans sa hâte, jusqu’à qu’elle fasse gronder le tonnerre. Sur un couinement terrifié, l’écureuil se carapata dans son trou en laissant derrière lui la barre énergétique volée dans les réserves de Silence.
Ces gémissements étaient les seuls signe extérieurs de vie que donnait le Cyborg de temps à autres, et ce depuis des mois. Enfoncé dans le vieux canapé en cuir du sombre appartement, il vivait au rythme du goutte-à-goutte en perfusion qui lui évitait de mourir de faim et égrainait le peu de temps qu’il lui restait en plongée.
***

Il court dans les ruelles sombres, débordant d’adrénaline et trempé de sueur. Ses assaillants sont sur ses talons, déterminés, plus forts, plus rapides. Il n’a sur lui qu’une chemise ; ils sont des armures, des armes qu’il n’avait jamais vues et surtout, l’instinct du prédateur. Il ne sait pas pourquoi ils le poursuivent, il cherchait juste son putain de chemin. Il s’enfonce dans une allée crasseuse et s’y terre en serrant les dents. Peine perdue. Le jet de flammes illumine les bâtiments et l’emporte. À chaque fois qu’il se réveille et demande “Pourquoi ?“ on lui dit, “Ici, c’est comme ça.”
***

Il est un peu nerveux, pour lui c’est la première fois. Il observe fébrilement la femme à l’apparence féline s’affairer, habile. Dans la symphonie de respirations saccadées, il ferme un instant les yeux. Il le sent dans son ventre, ce n’est plus qu’une affaire de secondes. Le sésame s’ouvre, il s’y engouffre sans attendre avec les deux Nains et la panthère. Les balles déchirent la nuit, et le corps de l’enfoiré dans son lit.
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Ils établissent leurs plans autour d’un verre. Il est plein d’enthousiasme, il servira enfin à autre chose qu’à huiler la machine. Il l’observe tandis qu’elle parle, passionnée. Elle est forte, la voix pleine de promesses, les yeux brûlants de conviction. Ils viennent d’être présentés, mais il sait déjà qu’il donnera sa vie pour elle. Elle ne sera jamais sa femme ni même son amante. Elle sera bien plus que ça.
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Il tient l’injecteur dans sa main, et regarde son bras tuméfié par les aiguilles. Il soupire et se résigne mais, il le jure, c’est la dernière fois.
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De proie il est devenu prédateur. Le junkie sort de son labo, insouciant. Il ne voit qu’une ombre du coin de l’œil, mais il sait qu’il a merdé. Il n’essaie pas de se battre, ni même de fuir. Il ferme simplement les yeux et attend que la foudre s’abatte sur lui.
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Le grésillement d’une cigarette, étrangement audible dans l’écho de la détonation. Il fixe le trou dans le caisson de stase, dont s’échappent les légères vapeurs glacées. “Adieu”, souffle-t-il en ravalant sa douleur.
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Un ami, un frère presque, crie avec rage son nom qu’il n’entend pas. La rue s’est vidée immédiatement, ils savent tous ce qui va se passer. Son mentor sait qu’il ne se rendra pas. D’un même geste, ils font voler le Monde en éclats.
***
Un autre caisson de stase, le sien cette fois. C’est le seul moyen, pense-t-il, de mettre fin à cette folie. Sur le moniteur, son nom est trouble. La porte se ferme sur lui. Il sourit, pour la première fois depuis une décennie.
***

La projection mentale de Silence se mouvait habilement dans la constellation quasi-infinie qu’était son esprit. Au début, la désorientation avait été totale, et il n’avait pu que se laisser entraîner dans le flux d’informations sans pouvoir se diriger, ou choisir ce à quoi il voulait accéder. Puis bientôt, la seule difficulté fut de dénicher les bons fragments, ce qui pouvait se révéler extrêmement frustrant. Ceux qui vantaient la complexité de la Matrice n’avaient probablement jamais tenté de plongée en esprit profond. Silence était néanmoins plus déterminé que jamais. Les nanites semblaient avoir déverrouillé des souvenirs enfouis, si forts qu’ils s’étaient à de nombreuses occasions surimposés à la réalité. Son réveil en Secteur 1 était une erreur, c’était admis. Il savait aussi qu’il était, ou avait été, un Bâtisseur, fut un temps. Un de ceux qui n’avaient pas totalement oublié.
Mais ses épisodes psychotiques, la fragmentation volontaire de sa psyché, avaient enfoui une bonne partie de ses souvenirs, jusqu’à qu’il oublie son nom sans même en avoir conscience. Pourtant il se rapprochait, de bribe en fragment, d’image en sensation. Se laissant flotter, intangible, il fixait intensément les milliers de nodules bigarrés éparpillés dans l’espace immaculé qu’était son esprit. Ou du moins, l’interface mentale qu’il en avait fait grâce au réseau neuronale construit par les nanites.
LÀ.
Silence glissa jusqu’à une nouvelle orbe, pourpre celle-là, et se laissa absorber par un ultime souvenir.
***

La faim qui le tenaillait avait poussé le rongeur à revenir sur ses pas. Humant frénétiquement l’air, il se précipita hors de son trou et galopa vers son butin laissé à l’abandon. Le prenant entre ses minuscules dents, il le traîna aussi vite que sa petite taille le lui permettait. Plus qu’un petit mètre, et il serait en sécurité.
La balle faucha ses rêves d'estomac plein.
Le Cyborg se leva, arrachant la perfusion de son bras sans y prêter attention, et laissa tomber au sol son arme encore fumante. Il s’empara de la barre énergétique et ouvrit l’emballage poisseux des restes d’écureuil d’un coup de dents. Mastiquant lentement, il marcha jusqu’à la fenêtre et ouvrit les stores sur un autre jour gris, observant la ville grouillante à ses pieds. Il posa un doigt sur la vitre embuée et, un léger sourire aux lèvres, y traça cinq lettres désormais indélébiles.

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