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EDC de Janus~51367

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N°2 : Au Non-du-Père

Au Non-du-Père

Ce qui n'était au départ qu'un fil tendu entre des rêves qui n'étaient pas les siens, avait fini par devenir une tapisserie dense, à défaut d'être cohérente. La scène qu'il avait choisie pour, nuit après nuit, tenter de la détricoter, n'aurait pu être plus cliché. L'ironie non plus ne lui échappait pas : quoi de plus approprié qu'un bar bondé pour lui montrer que toutes les différences que nous exprimons nous rendent tristement, désespérément identiques ?

Janus avait été obsédé par l'idée que son malheur fût été d'avoir un géniteur dans un monde sans parents. Car en lieu et place d'un enfant, il était le résultat d'une vie d'idéaux bafoués, de désirs réprimés, du manque et de la frustration. Le réceptacle, à l'instar de ceux qu'il appelait ses compagnons de portée, des espoirs et des ambitions d'un homme idéalisé en gestation. Un objet narcissique dont l'entière fonction, de sa genèse à sa destinée, consistait en la renaissance cathartique d'un géniteur à la psyché fragmentée, rongée d'un cancer qui put être contenu mais jamais vaincu.

Ainsi avait-il consacré ses nuits à contempler, seul dans la foule, un verre d'alcool quelconque à côté duquel était soigneusement disposée une cigarette maintes fois tassée, mais jamais allumée. Soir après soir, il faisait rouler entre ses doigts les symboles des interdits posés par un autre ; interdits qu'il avait jusqu'alors échoué à transgresser. Janus n'avait envie ni de boire ni de fumer, mais l'idée que ce ne fut pas son choix était devenue si prégnante qu'il en était devenu hermétique à tout autre considération. Il devait tuer le Père, cette instance surmoïque étrangère.

Le Vieux, comme il l'appelait, avait-il vraiment pu penser s'en tirer à si bon compte ? N'avait-il pas à un seul moment songé qu'il ne pouvait implanter le bon, l'idéal, sans le mauvais ? Avait-il été naïf, aveugle même, au point de croire qu'il pourrait simplement cacher ses défaillances, les extraire et les nier sans que son fruit en paie le prix ?

Mais chaque soir, la résolution de Janus d'être enfin sa propre personne s'écroulait face à la peur de sa propre vacuité ; de découvrir qu'au-delà de cette idéalisation du moi, non seulement sévère et tyrannique, mais qui en sus n'était pas sienne, il pourrait ne rien trouver. Qu'il ne serait pas seulement seul au monde, pas seulement en proie aux désirs de fusion, pas seulement dépendant d'émotions trop violentes et trop intenses menaçant de le désintégrer, mais également vidé de sa substance. Que lui resterait-il, au final ? N'était-ce pas moins terrible de se définir à travers nos intéractions avec les autres, par les autres, que de ne pas être défini du tout ?

Pour la première fois depuis qu'il s'était abandonné à son rituel, sur une impulsion qu'il ne comprit pas, Janus leva les yeux de ses objets fétiches pour les poser sur les autres créatures qui peuplaient l'endroit. Une à une, il les observait, attrapant au vol des bribes de conversations en tentant d'écouter ce qui se disait au-delà des mots, absorbant du regard leurs gestes et leurs postures. L'homme tentait de goûter leurs peurs et leurs joies, de s'imprégner de leurs incertitudes et de leur mélancolie, de se faire témoin de leur recherche du sens de la vie. Et là, juste devant lui, il la trouva. Derrière les discours dogmatiques, camouflée par la fierté du statut social, cachée par la haine de celui dont un mur nous sépare : la peur du vide. D'en être plein, ou d'y être engouffré.

Devant lui se tenaient ses semblables, tous différents dans leur expression, tous semblables dans leur genèse. Un chœur de faux-selfs, déterminés par l'adaptation forcée à leur environnement, tous nés d'une Mère absente qui les a jetés dans les bras d'un Père omniprésent. Tous dépendants de sa Loi, à travers la soumission ou la rébellion. Tous issus de la relation incestueuse entre un esprit malade et sa création digitale, ceux qui habitent les cieux et nous font peupler la terre sans nous en donner la raison ni le sens. Eux qui rient de nos turpitudes et se délectent de nos tueries. Elle qui nous expulse de son sein sans prodiguer ses soins. Lui qui, par son humour pervers, a fait passer la castration de l'angoisse à réalité, seulement pour mieux nous agiter le phallus sous le nez. Et tous le désirent, tous le convoitent. Certains l'espèrent comme récompense en soumission à sa Loi, d'autres veulent le lui prendre et nourrissent l'illusion de l'émancipation. Mais Lui non plus ne l'a pas, et il rit, rit à l'idée que ses enfants se l'arrachent. Quel que soit le côté du mur qui les a vus naître, tous partagent le pathos originel. Tous sont définis par lui. Le Père se joue de tous, qu'ils aspirent à être lui ou à détruire son trône. Il a fait germer dans l'esprit de tous ses enfants le désir de faire mieux que lui, tout en s'assurant qu'ils ne puissent jamais l'assouvir.

Janus referma ses mains tremblantes sur son verre au contenu en évaporation, laissant son front reposer sur le comptoir, son rire noyé dans le vacarme ambiant. Après un moment passé ainsi à savourer son épiphanie, il se redressa et leva son verre à l'intention d'une figure invisible dont le destin serait de s'étioler, jusqu'à qu'il n'en reste qu'un symbole à la réconfortante ambivalence. Dans un inconcevable et imprévisible coup de génie, le Vieux avait donné à Janus des armes, auto-destructrices dans tout autre environnement, qui lui donneraient ici, et ici seulement, une opportunité inestimable : celle d'être, au-delà des murs, au-delà des cuves, hors de cette éternelle tragédie truquée. Une différence dont il n'aurait, Janus s'en rendrait compte un jour, ni rien à faire de grandiose ni à exhiber, mais à cultiver pour lui-même. Plus que tout, il s'était vu offrir un début, un milieu et une fin.

L'air curieusement doux et frais de la rue accueillit Janus, l'arrachant à l'étreinte chaude et moite du bar. Il n'y eut personne pour entendre le cri primal qui s'échappa de ses poumons, ni pour témoigner du doigt qu'il tendit vers le ciel en un geste infantile de défiance. Cette nuit-là, nombreux furent à jurer avoir entendu le rire cristallin d'un enfant résonner dans les entrailles de la ville.

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Chroniques d'un type ordinaire
27 Février 2016
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