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[03] Marche de l'Humanité

Entrée A3 | Galibran, centre-ville financier - 5/311.4


Kepler ! Si je pensais que la veille avait été une journée qui resterait gravée dans les annales, force est de relativiser mon jugement, en considérant la formidable progression qu'a opéré notre bataillon dans la journée. Après avoir passé l'essentiel de la journée à évoluer péniblement dans la jungle étouffante qui règne en maître dans la moitié-nord de Galibran, c'est dans le confort subjectif de ce qui m'apparait être le premier étage du siège d'une obscure corporation de l'ère seconde que nous nous reposons désormais ; déjà, plusieurs de mes compagnons profitent du sommeil du juste, et je devine à mon engourdissement et mes jambes lourdes que je ne vais pas tarder à me joindre à leur silence -métaphorique, car Ulsgühr et le duc Tarvitz ronflent beaucoup-, sitôt ma veille achevée. Depuis la large fenêtre crevée dont j'ai fais mon poste d'observation, les ruines déliquescentes de ce qui devait être autrefois un puissant quartier d'affaire me semblent bien calmes; pourtant, j'ai parfois le sentiment désagréable de voir poindre, silhouettes dans le smog nocturne qui est tombé sur nous, deux massives formes quadrupèdes, réminiscences hantées de la tragédie que nous avons évité de justesse et qui m'a laissé dans un profond état de confusion, tant mes sens se sont égarés dans le manège des esquives et des pas en arrière exécutés. Si Texhany et moi-même avons pu être fatigués par cette sensation de tourner en rond, il me faut cependant saluer, ici encore, la vigilance de notre éclaireur et la présence d'esprit de notre capitaine : grâce à eux, cette nuit, nous dormirons en sécurité, enivrés par le constat qu'aucune perte n'est pas déplorer. Jusqu'à demain peut-être, nous nous sentirons invincibles.

La nuit précédente a été finalement assez courte; nous peinions à trouver le sommeil, excités comme les vigoureux nouveaux-nés de Thallys. C'est au rythme des bavardages de Mergo, Djoogo, Full Tarvitz et Sindavia s'est egrenée ma veille, exorcisant les craintes de notre traversée d'Orion, et abordant compulsivement les sujets qui fusaient à travers leurs esprits en ébullition comme les rafales azotées d'une gatling laser mentale. Quelques subtiles sollicitations charnelles, repoussées sans violence par l'elfe pâle. C'est à cette occasion que nous avons informé les derniers éveillés de ces sécurités, censément intolérables pour le régime marranite, adoptées en amont auprès de quelques personnalités du territoire orionite. Il me semble que Djoogo et Mergo n'aient appréciés qu'en demie-teinte les promesses faites à certains d'entre eux, quoi qu'ils soient restés compréhensifs, sinon d'un pragmatisme remarquable.

Enregistrement audio : KorSkarn, Sindavia & Akjus
"Attendez, ils combattent notre passage, mais a côté vous ..?"

"Ils n'ont pas combattus. Enfin, peut être sur la fin quand nous étions déjà passé."

"Nous avions des accords avec certains d'entre eux. Nous avions même anticipé l'abandon du bataillon par l'Ambassade."

"C'était une possibilité qui nous semblait... probable."

"Kssshhh aurait alors prit le relai. Cassé le sas, et assuré notre passage avec une ruche."

Il nous a fallu alors expliquer nos négociations avec l'Ambassade, et les réguliers revirements de Saito Asano. Aha, Kepler, quelle boite de Pandore n'avais-je pas ouvert alors ? C'est à la mesure des moqueries et des remarques acerbes sur le bon vieux temps que s'est achevé mon tour de garde, écoutant ces vieilles âmes se remémorer, plaisir coupable, le temps où eux-même occupaient des postes de responsabilité dans l'aristocratie bureaucratique de Marran. Plaisir coupable partagé, car Sindavia goutait dans un sourire complice à ces doux palabres, tandis que nos aînés retrouvaient une nouvelle vigueur, et soignaient notre fatigue. Pauvre, pauvre colonel Thomas Kyle... Quoique j'ignore l'essentiel de lui, sinon qu'il est l'époux de la dignitaire Lilou Kyle, j'ai la certitude que lui non plus n'a pas trouvé le sommeil cette nuit, tant ses oreilles ont sifflés. Les premiers songes à la lisière des jungles vierges de la cité ont été bouleversés par la sensation malaisée d'être observé, d'être effleuré avec curiosité, comme exploré par autant de griffes curieuses et de pelages fuyants que pouvait en compter ce vaste territoire du sixième secteur. Je ne souffrais cependant pas de réveils brusques et réguliers, contrairement à certains de mes co-expéditionnaires, tout abandonné que j'étais à l'épuisement de notre course. Au lever pâle du jour nouveau, une poignée de cycles plus tard, nous avons réalisés que ces sentiments dissonants ne pouvaient se résumer aux seules divagations d'une psyché encore tourmentée, mais se présentaient comme l'extension de notre instinct primitif de survie : aux abord du petit campement demeuraient, gravées dans la terre grasse, les empreintes distinctes de plusieurs animaux nocturnes. Pis encore; à une centaine de mètres du muret de fortune que nous avions érigé sous la direction de notre ingénieure gnolle, une mare de sang pourpre, luisante d'une quantité considérable de salive, trahissait la chasse récemment opérée à proximité de notre retraite, sous le couvert sonore des grognements de la nuit. Cette découverte perturbante -car nous n'avions alors pas surpris la moindre faune, si ce n'est une paire d'oreilles dans les fourrés, et un petit rativorus perdu, terrorisé au point de percuter Ulsgühr à l'estomac dans sa fuite- nous a encouragé à quelques repérages matinaux, prudemment soutenus par Texhany et son cortège de drones opérationnels. Pas de résultat probants; Sindavia a prelevé un échantillon, tandis qu'à la pointe de mon couteau, je détaillais le liquide visqueux et sans coloration, incapable de déterminer la nature de l'animal. C'était pour moi une leçon d'humilité, et la promesse d'un écosystème entier à découvrir, quoique notre médecin de terrain avait ici à l'esprit le pire des prédateurs.

Enregistrement audio : Akjus & Sindavia
"De la bave. Beeaucoup de sang. Qu'est-ce qui peut bien saliver autant ..? "

"Cosmos devant une NI vierge."

Peu de temps après, le vieux Hoblet se réveillait, calme et plein d'assurance; cette jungle était son foyer, et il fallait plus qu'une nuit de course au travers de semi-monitorés hostiles pour troubler ce vieux soldat quadricentenaire. Nous lui fîmes notre rapport, ne manquant pas d'évoquer l'animal tapi dans les fourrés, qui n'avait pas fait plus que nous observer curieusement avant de s'éloigner à notre approche. Les yeux de Texhany brillaient de respect et de fascination, alors que le chasseur semblait reconnaître l'essence de ces oreilles et se remémorait quelques anecdotes lointaines, témoignages précieux pour un primonatif au naturel souvent si confidentiel.

Enregistrement audio : Alastor
Je crois avoir déjà vu ce type d'oreille lors d'une chasse en Urlant. Les fédérés avaient un problème avec la faune locale. On m'avait sollicité moi et mes traqueurs afin de résoudre ce problème. Il y avait là une meute d'exogènes canidés qui avait fondé son territoire proche de la partie urbaine désaffectée d'Urlant. Ceux-ci n'étaient pas hostiles envers l'homme, mais à cause du manque de nourriture, ils avaient fini par rapatrier dans leur tanière quelques malheureux fédérés qui étaient passés trop près.[...] Éliminer ces exogènes n'était pas là la meilleure solution; nous avons joué sur le terrain en créant des dangers autour de la tanière. Attirer un prédateur près de la tanière, laisser quelques pièges autour, et les exogènes ont fuit. Ce type n'était pas au sommet de la chaîne alimentaire, ce qui, en soi, facilite les choses.

Censément, Alastor évoquait cet animal, que j'inscrivais alors dans le bestiaire (4e édition) sous le nom de "Guetteur" -il y était autrefois sous le nom de "Pseudo-Serratus 2"-, en raison de son tempérament durant notre brève rencontre. Le survivaliste parlait avec facilité, et je pense que nous étions tous accrochés à ses mots, qu'il déliait généreusement, comme si sortir des secteurs domestiqués l'avait libéré de quelques entraves protocolaires. Sitôt fait, il corrigea volontairement celui que j'avais, en carences de données plus claires, baptisé génériquement "Pseudo-Serratus 1", des années auparavant. J'étais admiratif. Admiratif, et jaloux du savoir naturaliste qui brûlait sous cette abondante chevelure blanche.

Enregistrement audio : Alastor
Le Glouton est un spécimen vraiment fascinant. Cet exogène porte très bien son nom. Il avale ses proies sans réellement prendre le temps de mastiquer ou de les broyer à l'aide de sa mâchoire. Un glouton rassasié est des plus impressionnants vu le volume que celui-ci peut acquérir. Mais le plus impressionnant chez le glouton, c'est que vous ne pouvez pas l'empoisonner en le nourrissant. Tout ce que son corps considère comme nocif n'est pas assimilé. [...] Si votre glouton a traversé une zone empoisonnée, vous retrouverez tout dans ses selles. D'ailleurs certains prédateurs de glouton sont déjà morts de cette manière. Le Glouton s'attire un peu tout ce qui est gros; Immanis, Myrnokk, Pragar... Il n'est en soi pas des plus robustes, il faut surtout veiller là où on l'on met les pieds. [...] Il laisse beaucoup de déjections et celles-ci sont en général très toxiques. Vous ne savez pas où le glouton a trainé, vous pouvez vous attendre à des surprises.

Enfin, nous abordions un nom craint; celui du manticore, dont Ragron avait détaillé la présence dans les environs, au travers de ces restes fumants, à jamais figés dans le magma des défenses sectorielles. Etions-nous alors dans le territoire d'un couple ? D'une meute ? Ces questions cheminaient dans mon esprit, sans que je n'ose réellement les poser; Sindavia noyait le vieux Hoblet sous des rafales de questions qui semblaient ne jamais finir, et je ne voulais pas interrompre la leçon de cette éternelle disciple, dont la curiosité avait autrefois attiré mon attention. Kepler, si j'avais su ce qui nous attendait, peut-être aurais-je pris la peine de troubler l'échange ? Ha, qu'importe; tout mes compagnons dorment derrière moi ce soir, sains et sauf.

Enregistrement audio : Alastor & KorSkarn
"Le Manticore... Manticore... Une créature à éviter à tout prix. Il est... difficile d'en trouver. Les gnolls chassent en meute les manticores. Ce qui fait que les habitats ont maintes fois été changés. J'ai déjà participé à une chasse organisé par une meute de gnolls. C'est très impressionnant; le manticore chasse seul et face à une dizaine de gnolls, il leur tient tête comme si rien n'était. Comme l'a dit Ragron hier, visez la tête."

""Quelles sont ces pointes ? Des genres de vibrisses ?"

"C'est une particularité qu'il partage avec d'autres créatures comme l'Umbra. Phénomène moindre pour le Manticore mais il développe avec le temps une sorte de seconde peau extrêmement robuste. Elle ne le recouvre pas entièrement mais on détermine l'âge de la créature au travers de cela, en général."

Les gnolls. Je dois admettre que je m'attendais, sitôt ce mot prononcé, à voir s'agiter l'intérêt de Texhany, qui avait rejoint leurs meutes de nombreuses années auparavant et œuvre dans leurs clans, jusqu'à devenir l'une de leurs matriarches estimées. La dignité grave de mon amie, qui jamais ne se départissait de son humilité naturelle, lui avait fait honneur, cependant qu'elle interrogeait un Alastor qu'elle redécouvrait. Un Alastor proche des siens.

Enregistrement audio : Tex & Alastor
"Je reviens un peu en arrière... Vous avez donc chassé avec des gnolls ?"

"Je protège depuis des années l'Humanité des menaces de l'extérieur, les gnolls sont de bons mentors dans le domaine. Je n'ai là guère de mérite à ce sujet. Les gnolls ont accepté d'échanger avec moi car Ahambar a joué là dessus à ce sujet. Le Gnoll est une créature fière, face aux plus sauvages je vous dirai qu'il faut mériter son audience en prouvant ses compétences martiales. [...] Ahambar veille sur les gnolls en général, j'émets quelques doutes à l'idée qu'il en reste quelques uns à l'état sauvage. Ne sous-estimez pas Collins et son intérêt pour ses précieux gnolls. Je pense qu'il a un contact avec tous, mais ce n'est là que mon avis, je ne suis pas au courant de tous les agissements de celui-ci.[...] Ils ne jouissent pas de toute cette technologie qui vous entoure, dans votre secteur, et ce train de vie semble leur convenir. Mais cela doit bien remonter à une cinquantaine d'années.[...] y a beaucoup de gnolls vivant en Omnichron. [...] Ils ne jouissent pas du luxe de vos secteurs, c'est certain."

Vint alors le cycle du départ, fataliste, sur l'appel de Hoblet. En peu de temps, nous fûmes tous prêts, à l'exception d'Ulsgühr, qui semblait encore souffrir des douleurs stomacales provoquées par sa rencontre avec le jeune rativorus de la veille. Si la douleur était bénine, elle ralentissait cependant le rythme de ses pas, cependant que nous devions prendre la jungle et son cortège de prédateurs de vitesse. Il fut décidé que Ragron et le nain resteraient en retrait dans le campement et marcheraient dans nos pas, sitôt notre guerrier en pleine possession de ses capacités. Flip ouvrait la marche, je la fermais; un périple mémorable allait nous attendre. La première chose qui m'a frappé l'esprit était la dimension de la végétation, qui s'étendait bien au dessus de nos têtes, par-delà le smog blanc. En Galibran, le gigantisme est la norme, et je nous percevais, taiseux, comme de petits insectes perdus, se faufilant prudemment entre les jambes de géants silencieux. Le terrain était particulièrement difficile, alourdi par les interminables moussons et encombré de racines acérées, comme autant de pièges cachés sous la végétation étouffante. De petits insectes vrombissants harcelaient notre cuir, où à la sueur épaisse se mêlaient le résidu des feuillages et du pollen gras. En queue de cortège, je peinais à percer du regard le brouillard vert qui s'étendait autour de moi, et m'en remettais entièrement aux sens aiguisés de notre éclaireur et de nos deux gnolls. Cette confiance allait promptement être récompensée, car leur perception augmentée de notre monde se fixait bientôt sur d'étranges marques grossièrement taillées dans les troncs les plus épais. De l'avis de Flip, quelque chose avait récemment marqué son territoire ici, et Texhany de confirmer derrière, une odeur indeterminée dans le creux de la truffe. Nous avançâmes rapidement, sur nos gardes, anxieux, et je tirais de ma ceinture, comme deux canines exhibées, une paire de dagues vrombissantes, considérant avec incertitude le terrain encombré, impropre à la manipulation de la vieille spatha que j'avais emporté, presque comme un porte-bonheur. Combien de temps s'est-il écoulé jusqu'à notre explosive rencontre ? Je l'ignore. Mais il n'a pas fallut longtemps avant que Tex ne nous appelle à la formation, tandis que s'élançait, à notre flanc droit, une masse sombre, aussi vive que menaçante.

C'était une manticore, et nous n'avions pas d'autres échappatoires : il fallait se mesurer à elle. Remporter notre place dans la jungle. Feulant furieusement sous les tirs nourris de Flip et Djoogo, la créature n'a qu'à peine ralentit, fondant sur Alastor Hoblet. Nous nous interposâmes aussitôt, Mergo, le duc et moi. Full Tarvitz parvint à stopper net l'immense quadrupède, lui assenant un coup sourd de masse energétique dans l'exosquelette; le craquement sinistre qui s'en échappa résonne encore dans mes os et me fait grimacer. Korskarn avait fait astucieux cas du peu de manœuvre que lui laissaient les invasives fougères autour de nous, élevant son glaive à l'horizontal par dessus son épaule, et frappant d'un puissant coup d'estoc; la lame s'enfonça profondément dans la clavicule saillante de la manticore. Abandonnée à la frénésie de la douleur, celle-ci propulsa, dans un sifflement sec, un dard suintant de venin contre le dignitaire déchu; par chance, son armure était solide. Les rafales fusaient autour de notre trio, mais les fenêtres de tir étaient rares, et l'animal bougeait vite. Très vite. Déséquilibré par la charge de la bête, je profitais de son attention détournée vers le cyborg pour reprendre position et bondir violemment à sa gueule, dans un grognement de détermination. Serré dans ma main crispée, le pommeau d'une première lame rencontra avec succès le museau humide du prédateur, devenue proie. Considérant, l'adrénaline en flot dans mon esprit rageur, le cou luisant de la manticore qui s'offrait désormais à moi, j'enfonçais la seconde lame dans la peau épaisse et me retirait d'un bond, abondamment baigné d'une gerbe de sang brûlant. Le tressaillement saccadé de ses mouvements trahissait sa fin proche, et je puisais, second, dans mes dernières forces pour fondre encore dans les plaies ouvertes avec la volonté d'un volatile de proie, frappant sa gorge de mes dagues comme une mâchoire avide se refermant sur un garrot délicat. Presque de concert, Mergo heurta le fauve d'un nouveau cou d'estoc et enfonça son épée dans la gueule de la bête; elle rua avec furie, mais nous maintînmes bon, et dans un ultime spasme d'agonie, elle tomba, inerte. La manticore était morte. Elle était morte, j'étais couvert de son sang noir, et je tremblais d'une rage profonde. Une rage de chasseur primordial.

Quoi alors ? Difficile à dire, en vérité. Il m’apparaît clair que, dans l’ivresse de ces secondes qui suivent le regard noir de la mort, j'ai parlé à la dépouille, quoique les mots m'échappent désormais. Je ne ressentais ni fierté exacerbée, ni sentiment d'invincibilité, ni même la satisfaction d'avoir survécu, cependant que s'animaient autour de moi mes compagnons, hilares. Je me sentais empathique. Empathique pour cette créature qui dormait là, et abreuvait les racines anciennes de son sang fumant. Le temps semblait s'être désynchronisé avec cette dernière morsure, et mes souvenirs sont confus. Seule apparaît, claire, la patte sombre de Texhany sur mon épaule. En cette seconde, je crois que nous avons partagé quelque chose, elle et moi. Un sentiment qui ne connaît encore pas de nom dans le langage vernaculaire. La compagnie a reprit la marche, et j'ai précédé le pack, reprenant notre course comme si nous l'avions entamée au cycle précédent. Ils étaient impertubables. Dans ma main passive, Mergo avait glissé un croc, l'un des plus épais du fauve, qu'il avait méticuleusement édenté pour récompenser notre bataillon. Ce trophée demeurait cependant incapable de panser en moi l'incompréhensible sentiment d’incomplétude. Je l'aurais bien volontiers rendu à la terre, si mon geste n'avait pas été considéré comme du mépris empreint de dédain pour celui qui s'était vaillamment battu à mes côtés, et dont le geste n'avait été animé que par le respect et la reconnaissance. Tant pis; je le remettrai, à mon retour, à l'un de ces curieux de Marran. Avant que je ne le réalise pleinement, nous avions quitté la moiteur lourde de la jungle pour pénétrer dans l'ancien cœur battant de Galibran, où les ruines demeuraient péniblement débout, semblables aux titanesques ossements poussiéreux de quelques animaux antédiluviens, éteints. Déjà, la nuit était sur nous.

Je crois que nous étions tous à bout de force, après ce grand trek de confrontation au monde sauvage de Kepler. Les esprits s'échauffaient facilement, et je sentais que devant moi, Texhany n'avait plus qu'une préoccupation : poser son havresac et souffler, pour mieux exorciser les sensations de la journée. En parler, tout du moins, car nous évitions alors les palabres inutiles, soucieux de ne pas attirer l'attention de nouveaux prédateurs pour le bénéfice bien vain d'un bon mot. Des directives, des conseils, des rapports. La nuit s'égrenait au rythme de ces chuchotements laconiques, parfois sources d'une tension muette, et nous allions apprendre que ce silence prudent n'avait été une concession que trop salvatrice, sitôt qu'il fut brisé par un grincement métallique perçant l'obscurité. Quelque chose semblait être sur nos traces. Le recul sur les évènements me laisse a penser maintenant que ce n'était pas nous qui étions suivis, car il me faut désormais me rendre à l'évidence : dans ces ruines, nous étions loin d'être esseulés. En effet, deux pragars, émergeant du smog sous le regard tétanisé de Sindavia Hominem, avaient fait de ce quartier d'affaire leur territoire de chasse et, alors que nous tentions de retrouver le couvert de la jungle, nous entendîmes distinctement le craquement d'une porte enfoncée à proximité, sans être en mesure d'en déterminer la source. J'étais d'avis de poursuivre ce bris; peu m'importait alors la nature de cette rencontre, elle ne pouvait être pire que la perspective de se confronter à deux fauves d'amures-faits, de ceux que l'Imperium marranite a longtemps tenu pour le sommet de l'échelle trophique des biomes de Kepler. Le moment n'était cependant pas à la concertation consensuelle, et je suivais, docile, les décisions du capitaine. Profitant de l'inattention fortuite de ces monstres de légende, nous nous engageâmes sans délai dans un petit bâtiment effondré, non loin de la lisière végétale, et fort heureusement vide. Après une rapide reconnaissance de ces lieux désertés par la vie, décision fut prise de poser pour la nuit, au premier étage, le bivouac du bataillon, laissant aux pragars le temps de s'éloigner plus loin; c'est dans cette même bâtisse que j'écris-là ces quelques lignes.

Pourtant, je demeure soucieux de ce grondement de porte rompue. Est-il dans cette région du monde d'autres individus ? Ont-ils conscience de notre présence ? Les veilleurs devront redoubler de prudence cette nuit, et cette fois-ci, en l'absence de Ragron et Ulsgühr -Kepler, j'espère qu'ils sont sains et saufs-, ni Tex ni Sindavia n'y échapperont.

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Marche de l'Humanité
30 Mai 2022
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