EDC de Chlore

– Tout le monde a peur.

Depuis plusieurs heures, cette phrase tournait et retournait dans sa tête, presque autant que la musique. Cette mélodie, dont la tonalité aurait presque pu traduire ce qui s’était passé en elle, à ce moment-là, comme si toutes ces musiques s’accordaient enfin avec ses sentiments. Comme si elles faisaient un peu plus partie d’elle, maintenant. Elles n’étaient plus que simple fond musical : non, elles étaient bien plus que ça. Elles savaient ce que Chlore pensait, ressentait, redoutait et espérait. Et cette mélodie-là avait parfaitement suivi le schéma… D’abord, le réconfort, le sentiment d’appartenance, qui lui disait que si tout le monde connaissait cette peur, c’est qu’elle-même faisait partie de ce tout. Elle n’était pas seule. Elle n’était pas une stupide exception, qui craignait ce dont personne ne se souciait. Non, elle n’était pas paranoïaque.

Mais vint le doute : et si eux-aussi avaient peur… Simplement pas autant ? Elle secoua la tête, irritée de sa propre question. Non, là aussi, ça revenait à se mettre soi-même dans la marge, voire à sauter dedans de son plein gré. Et puis, comment pouvait-elle croire que sa peur était supérieure à celle d’autrui ? Ce n’était pas avec ses quelques jours de vie qu’elle aurait eu plus de raisons qu’un autre de ressentir toutes ces appréhensions, bien au contraire. Quand elle y réfléchissait un peu plus, elle ne se trouvait pas tant de névroses que ça. Oui, bon, les notes de piano qui lui trottaient dans le crâne n’étaient probablement pas très banales, et sa peur panique de la solitude qui n’avait pas de fondements, pas de traumas pour l’expliquer, était presque irrationnelle, mais à part ça… Elle allait bien. Rien à déclarer.

Puis l’espoir pointa le bout de son nez. Après tout… Pourquoi se retrouverait-elle seule ? Elle avait des amis, des contacts, elle était loin d’être asociale, et qui plus est, son nouveau job lui permettait de voir du monde quotidiennement. Elle avait beau chercher, elle ne trouvait pas la moindre raison valable pour expliquer cette trouille bleue qui lui nouait les entrailles dès que la plus petite des occasions se présentait. Et en y réfléchissant d’un peu plus près, ses amis avaient raison : c’était un peu comme une famille. Un petit groupe de personnes sur lesquelles elle pouvait compter, et qui pouvaient compter sur elle en retour.

Elle soupira, soudainement moins sûre que son système anti-surchauffe soit aussi performant que ce dont elle se vantait… Elle allait avoir le cerveau cramé, si elle continuait comme ça, c’était sûr. Elle n’avait pas non plus envie que le reste surchauffe, et que ses plaques de peau synthétique, juxtaposées à celles organiques, fondent, et brûlent ces derniers. Elle aurait bien l’air con, à ressembler à une bougie à demi fondue… Non, il fallait vraiment qu’elle arrête de réfléchir. Elle cala sa tête contre le dossier, et son regard bleuté se fixa sur le plafond. Un de ses amis lui avait assuré qu’elle n’était pas qu’un truc rafistolé de ci de là, mais bien une cyborg née telle qu’elle devait être… Et ça aussi, ça l’avait rassurée.

Car l’idée de n’être qu’un morceau de recyclage l’avait emmerdée depuis qu’elle s’était rendue compte que son corps était largement hétéroclite. Pas tout à fait organique, pas tout à fait synthétique, et pas tout à fait les deux à la fois en proportion égale… Alors forcément, elle s’était imaginé le scénario du rebus de production, fabriqué avec les pièces de fin de série et flanqué à la cuve comme ça, ça passe ou ça casse. Et pour une fois, elle ne nierait pas que ç’aurait été une réalité très, très désagréable. Peut-être s’y serait-elle faite, mais jamais n’en aurait-elle était ravie. Loin de là.

– V’là c’qui s’passe quand j’ai pas un seul verre de Skiwi au compteur en une journée…

Elle avait maugréé ce mensonge pour elle-même, à voix basse, et tenta de s’en convaincre tant bien que mal. Déjà parce que si, elle avait siroté un Skiwi en fin d’après-midi, et parce que non, le Skiwi ne changeait rien à sa fâcheuse tendance à s’attarder sur de vilains détails. Ça ne l’empirait pas, certes, mais ça ne l’améliorait pas non plus. Heureusement encore qu’elle aimait le goût de l’alcool… Ça compensait le manque total d’effet que cela avait sur elle. Sans ça, c’était comme jeter ses crédits par la fenêtre. Et ça aussi, ça l’aurait fait chier.

– M’bon allez, j’vais pas roupiller sur un canap’ encore une fois, ça va m’niquer l’dos.

Encore un mensonge de chuchoté : il faudrait bien plus que ça pour ne serait-ce qu’abîmer les renforts métalliques qui soutenaient sa colonne vertébrale. Mais là, tout de suite, elle s’en foutait. Elle avait sommeil. Elle quitta le canapé ainsi que le salon, pour passer à une autre pièce, et s’asseoir de suite sur le lit. Une bonne nuit de sommeil ne lui ferait pas de mal, en tout cas… Elle ôta ses baskets lumineuses, et ni une, ni deux, elle s’affala sur le matelas, regard fixé au plafond.

– Tout le monde a peur.

Elle ferma les yeux. Oui, tout le monde a peur.