EDC de Shade

Elle attendait non loin de la grande antenne, emmitouflée dans son lourd manteau, le visage dissimulé derrière un respirateur. Le smog était mauvais ce soir, le service des urgences de l'hôpital ne désemplissait pas depuis plusieurs heptades avec la recrudescence des maladies respiratoires. Là-bas on y soulageait plus la douleur qu'on ne cherchait à la soigner, un luxe qui n'était probablement pas accessible à la plupart de ceux dont elle devinait la silhouette dans le brouillard coloré de ce début de soirée. Peu importe les secteurs, la pauvreté était la même partout.
Elle baissa les yeux sur son silmerion. Aucune alerte pour le moment, tout allait bien.
Il arriva à son tour, légèrement en retard, mais elle avait attendu. Ce n’était pas sa première tentative pour le faire sortir de chez lui, cette fois elle avait obtenu gain de cause. Il n’était pas vraiment sûr d’avoir eu raison de céder devant son obstination.
Encore quelques pas et il fut à ses côtés.

- Bonsoir, Shade... Tu es sûre de vouloir faire ça ?

En guise de salutation à l'arrivée de l'orc, elle leva son index vers l'antenne.

- Grimper tout là-haut, tu veux dire ? Si tu te brises une jambe durant l’ascension, tes femmes n’en auront pas fini de m’en vouloir.

Elle retint un sourire tout en relevant la tête vers l’auguste dame de fer qui les surplombait.
L'orc suivit du regard la direction pointée et ses hauteurs balayées par les terribles bourrasques en provenance du cratère d'impact situé à proximité de là. Les taudis des bas-fonds n'offraient aucune protection. Nombreux étaient ceux à avoir tenté l'ascension, nombreux étaient ceux à avoir échoué dans celle-ci.

- Je ne m’y risquerais pas, je suis bien trop lourd, cette structure, je me demande comment elle tient encore debout.
- Ne t’en fais pas, ce soir, on descend ! Suis-moi, ce n’est pas très loin.

Il se contenta de hocher la tête, tentant de sonder l’humeur de la jeune femme. Il la savait sophistiquée et complexe, et depuis leur première rencontre s'en méfiait toujours un peu. Juste une alarme, qui clignotait au rouge, en arrière-plan de sa conscience, une sorte de rappel en lien avec son instinct de survie animal.
D’une main gantée de cuir, elle se saisit du bord de sa capuche pour la ramener sur son front et faire disparaitre un peu plus son visage.
Elle prit les devants pour le guider. Poings dans les poches, elle remontait vers le nord sans faire la conversation, ses drones bourdonnants au-dessus d’eux en une redoutable escorte. Bien qu’elle lui offrît son dos, la jeune femme n’en restait pas moins sur ses gardes. De toute façon, l'orc ne pouvait pas s’y tromper, elle ne se déplaçait pas comme une civile. Aucune arme de visible, mais il devinait au moins deux ou trois flingues, et au moins autant de poignards.
Ils quittèrent les ruelles étriquées du sud. Les immeubles faisaient place aux petites constructions de fortune, les ruines abandonnées et les terrains vagues emplis de carcasses et de tas d'immondices.
Ils dépassèrent bientôt cette ceinture de rouille si caractéristique qui marquait la fin de son monde, l'orc n'aimait pas beaucoup ce silence, et d'autant plus que ses foutus drones commençaient à le perturber légèrement.

Elle lui désigna d’un mouvement du menton un immeuble abandonné. Ils étaient à deux rues du centre, bien loin de toute zone d’intérêt.

- C’est ici. Un conseil, retiens ta respiration.

Sans l’attendre, elle s’engouffra dans l’entrée dont seul un amas de gravats faisait office de porte. Derrière eux, les drones étaient à présent hors de vue, en station dans le smog.
Les lieux étaient abandonnés depuis longtemps. Après tout, la crise démographique ne touchait pas que les quelques élus des IAs, la plupart des résidences avaient été abandonnées. Ce qui n’empêchait pas la population de s’entasser comme de la vermine dans les zones les plus entretenues. Sauf dans la Haute-Ville, bien sûr. La vie n’avait jamais été la même là-bas.

L’absence totale de lumière n’aidait pas à se repérer et une main vint s’accrocher à l’avant-bras de l'orc pour l’inciter à avancer. Lui pouvait se fier à ses pupilles luminescentes pour se repérer.

- Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu avais choisi de rejoindre le Quartier…
- Car je suis un soldat, et je ne sais faire que ça. Mon errance m'a amené au Sud. Une fois là-bas, je ne me voyais pas juste profiter. Cette partie de la ville s'est bâtie sur le sang, tu le savais ? Sans l'Organisation pour les défendre au fil des décennies, les bas-fonds seraient à la merci des incursions du nord.
- Je ne sais qu'une seule chose, l’Histoire s’écrit. Les mythes, eux, se…

Un petit haut-le-cœur l’empêcha d’aller au bout de sa phrase. L'odeur de viande faisandée se faisait plus prégnante malgré leurs respirateurs. Un bruit derrière alerta l'orc. A peine eut-il le temps de se tourner qu'une torche était braquée sur eux, à hauteur d'yeux, pour les empêcher de discerner quoique ce soit.

- C'est qui ça ? aboya une voix rocailleuse depuis les ombres d'où venait le puissant faisceau lumineux.

Sentant qu'il suffirait d'un rien pour que le tempérament d'une fausse tranquillité de l'orc explose, Shade lui souffla :

- Tout va bien, avant de reprendre plus fort pour le gardien des lieux, Il est avec moi.

Un grognement peu aimable en guise de réponse et le noir fut à nouveau complet. Dans une lourde vibration un mur s'ouvra littéralement en deux juste à côté d'eux pour donner accès à une vieille cage d'ascenseur dont l'intérieur émettait une faible lueur grésillante.

- Tu me fais confiance ?

Non, mais il était à présent trop tard pour faire machine arrière alors qu’elle le trainait à l'intérieur de cet espace à peine assez grand pour eux. Il avait l'habitude de ses mystères et se contenta de pousser un grognement amusé tout en se voûtant pour entrer dans cet espace confiné.
Pas de musique pour accompagner leur inéluctable descente dans les entrailles du secteur, juste les à-coups de mauvais augures d'une machinerie qui n'est plus entretenue depuis trop longtemps.

- Tu imagines mourir là-dedans, loin de toute couverture APM, écrasé dans un cercueil de métal ?

La question de la jeune femme n'attendait pas de réponse, tout juste était-ce une rêvasserie exprimée à haute voix tandis qu'elle tirait d'une sacoche dissimulée par l'un des pans de son large manteau un masque. Ou plutôt un crâne de rongeur, poli et peint, qu'elle passa par-dessus son visage. L’homme plissa les yeux.

- Shade, ce truc…

Les grincements des rouages étouffèrent sa question. Dans un battement lointain s’ajouta l'écho étouffé d'une musique dont ils ne pouvaient percevoir que les basses. Leur caisson s'arrêta brutalement, obligeant Shade à s'accrocher à lui pour ne pas être projetée de côté.

Ils étaient arrivés. Les portes s'ouvrirent sur un couloir au bout duquel un mur démoli offrait l'accès à un vieux réseau de contrebande qui aujourd'hui avait laissé place à un repaire labyrinthique de fêtards. Alors qu'ils s'enfonçaient dans le dédale éclairé par des néons de lumière bleue réhaussant les graffitis criards des murs, la musique se faisait plus distincte. Les habitants aussi. Pour la plupart, de simples humains trop fauchés pour prétendre à la moindre assurance. Il y avait peut-être quelques pucés dans le lot, mais comment en être sûr ?

Se faufilant entre les corps hypnotisés par le rythme assourdissant de la musique, elle rejoignit le centre d'une des nombreuses cavités faisant office de piste de danse. Elle se délesta de toute réserve comme on se débarrasse d'un manteau trop lourd pour embrasser à son tour l'hymne, célébrant l'instant dans l'euphorie communicative de ce moment de fête.

L'orc esquissa un léger sourire, secouant la tête, avant de prendre place contre un pilier de soutènement, faisant fuir ceux qui s’y trouvaient. Bras croisés et adossé, il laissa sa tête dodeliner au rythme de la musique. Il gardait un œil constant et affûté sur Shade.

Elle dansait avec l'insouciance qui avait dû être la sienne quand elle n'était encore qu'une anonyme dans les rues de Dreadcast. Rien ne la distinguait au milieu de cette fourmilière, mis à part son masque gravé de symboles qui luisaient légèrement dans la pénombre. Il se racontait que les vestales du Rat s'adonnaient à des orgies de sang et toutes les dépravations imaginables. Est-ce qu’elle aussi avait participé à ce genre de cérémonie en Orion ? Il avait vu une émission racoleuse sur le sujet il y a longtemps de cela.
L'orc quitta la jeune femme du regard, ses sens venaient de se mettre en alerte. Il n'était pas le seul à la fixer avec intensité. Deux types patibulaires l'observaient à l'autre bout de la pièce. Non, trois. Le dernier, un vautour, se tenait en retrait, contre un mur.
Il n'aimait pas ça du tout. Shade prise dans sa transe n’avait rien remarqué et il allait devoir la prévenir. Un juron féroce lui échappa tandis qu'il du refréner son envie d'enfoncer son poing dans le pilier. Il n’avait détourné son regard qu’une seconde et, à présent, la piste de danse était déserte de sa présence.
Ses narines se mirent à palpiter. Il ne pouvait se fier à son odorat pour la pister dans un endroit aussi peuplé. Elle ne pouvait pas être loin. Elle devait forcément être...
Une main agrippa la sienne.

- On y va..., lui glissa-t-elle.

Elle avait en bandoulière un sac qu'il n'avait jamais vu. Elle pressa le pas pour quitter les lieux. La brune allait lui devoir une ou deux explications, même si pour le moment il était surtout soulagé de l'avoir retrouvée.

- Je connais une place où la musique est meilleure !

Il ne partageait pas sa légèreté, mais lui aussi avait envie de retrouver la surface. Ses muscles se tendirent dès qu'ils arrivèrent dans le long couloir avant l'ascenseur. Les deux types les attendaient armés, l'oiseau de malheur devait se cacher plus loin. Ils échangèrent quelques mots, l'un d'eux ayant repéré l'insigne brillante des caïds sur le col de la veste de l'orc. Le plus grand grogna dans sa direction.

- On veut pas d'emmerdes, tu nous laisses la fille et tu peux t'casser.

Il s'avança vers l'ascenseur se mettant entre les deux individus et Shade, visiblement agacé par cette engeance des tréfonds de la ville. De quelques gestes discrets dans le code du Sud, il indiqua la présence d’un vautour. Il comptait sur elle pour rester sur ses gardes. Il gronda ensuite en direction de ceux qui barraient leur route.

- La fille remonte avec moi où les enfers se déchaîneront ici-bas. Compris ?"

Les lames rétractiles dissimulées sous les manches se déployèrent dans un bruit sec.
De quelques coups d'œil furtifs, Shade essayait de percer les ténèbres environnantes à la recherche du troisième larron. Avec un vautour dans les parages prendre un ascenseur pourrait se révéler être un véritable piège. Elle se méfiait toujours de ce qu'ils étaient capables de faire en se connectant. Il fallait vite trouver une solution, et elle commença à consulter la carte des lieux qui s'affichait sur son deck à la recherche d'un escalier de secours.

L'hésitation ne dura pas du côté de la vermine, le plus grand venait de recevoir une instruction directement à l'oreillette et tira un azmat bricolé au marché noir de l'arrière de sa ceinture. L'orc bondit dans un cri féroce vers leurs opposants.
De premières gerbes de sang vinrent couvrir les graffitis aux murs.

- Putain, il est modifié !!! glapit celui qui venait de voir son compère se faire ouvrir le ventre.

L'orc avait encaissé une première décharge sonique presque sans broncher. Ses yeux étaient maintenant braqués sur sa seconde victime alors qu'il tentait de prendre la fuite. En deux bonds, il était déjà sur lui, laissant se déchaîner une violence barbare alors que les lames de ses wolfers déchiraient le type couché au sol jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'une bouillie inerte.
Shade considéra les deux dépouilles que l'apoptose n'avait pas emporté. Des sous-fifres. Il était vraiment temps de filer avant de se faire plus remarquer.
Elle s'approcha de lui doucement, cherchant à le faire redescendre de sa fièvre de sang.

- Viens, j'ai trouvé un chemin...

Cette fois, elle n'osait pas le toucher de peur de déclencher une réaction instinctive. Elle avait beau savoir qu'il ne lui ferait pas de mal, une peur primale s'était nichée au creux de son ventre.
Peur sans doute partagée par celui qui restait tapi dans l'ombre car sur leur chemin de retour, ils ne croisèrent aucune plume.
Ce n'est qu'une fois arrivés au rez-de-chaussée, le smog extérieur retrouvé, que Shade rompit le silence tendu qui s'était installé entre eux.

- Tu... tu es couvert de sang. Nous devrions rentrer.

Le chacun-de-son-côté était implicite. Elle détourna le regard.

- Merci, murmura-t-elle, la voix couverte en partie par le vent.

Il avait des questions à lui poser maintenant que l'adrénaline était retombée, mais elle avait à nouveau disparu.