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[R] La Voleuse de Rêve


Les rues sont bondées, comme bien souvent. Toujours. Tout jour, et encore, en corps. C'est à peine si l'on discerne leurs noms insensés aujourd'hui, sur une façade, tant la foule masque tout. Tant les masques foulent tout. Fourre-tout. La poussière ne vole pas plus haut que les mollets, mais c'est déjà bien trop pour les fouilleurs qui sont assis à même le sol, ceux qui enchaînent les particules de terre pour en faire des petits-déjeuners, déjeuners, et dîners, tant le temps s'égraine sans qu'ils ne le voient défiler. Qu'ils s'estiment heureux, pauvres hères, ils n'ont pas à se traîner dans la boue ce matin dans l'espoir de récolter quelques cristaux qui leur payeront un véritable repas : le ciel est clément, il ne pleut pas, il ne fait que souffler dans leurs bras.

Au milieu de cette masse compacte, qu'on pacte encore, une femme et un homme ont le nez sur le sol, comme si l'inhalation de poussière était le dernier remède à la mode contre le rhume. Il n'en est évidemment rien, l'Hôpital n'a rien validé et ne prescrira certainement jamais un traitement pseudo-naturel et surtout, totalement inutile. Grand bien nous en fasse à tous, à croire que nous sommes sauvés avant même d'être condamnés.
Inconnus l'un de l'autre, ils n'étaient que des silhouettes de plus, des visages de moins, indistincts, qui se connaissaient de loin. Ce qu'on appelle, bien vulgairement, de simples passants. Ces ombres qui ne font que passer dans une éternité malhabile, et dont on ne se souvient jamais qu'entouré d'un flou artistique bien peu à propos. Les spectateurs fugaces des vies, les ombres sur les holographies.
Même si le temps passé donnait l'espoir de trouver de quoi subsister, il n'en était pas moins long, étirable à souhait et toujours beaucoup trop lorsque le seul son était le bruit des souliers sur les pavés, boucan informe, cacophonie en talons majeurs pour tympans déformés. Le jeune homme fut forcé de se rapprocher de sa voisine pour pouvoir être entendu, et sa demande avec lui, en apparence si bénigne : serait-il possible, à tout hasard, qu'elle lui raconte une histoire ?
À ces mots, la demoiselle n'en sentit aucune joie. Était-ce la demande qui était trop particulière, abstraite, légère ? Inattendue, serait presque la rime la plus juste de la part d'un inconnu, au beau milieu d'un terrain aussi vague que son âme. Ou bien était-ce parce qu'elle avait si peu l'habitude qu'on lui adresse la parole, elle qui ne faisait pas un remous même lorsque la météo n'était pas aussi sèche. Oh, elle avait bien une histoire, tout le monde a des histoires, et quiconque prétendrait le contraire serait un menteur, ou un paresseux. Une légende populaire dans son sens premier, qu'on entend parfois au détour d'un comptoir, abîmé d'avoir trop bu, au bois plastifié comblé de l'alcool qu'il aura épanché aussi bien que les gosiers, la nuit comme seule complice. Il n'avait rien d'un regard d'alcoolique pourtant, il fallait lui accorder ça. Tout au plus insistant, et c'est pour apaiser cette soif-là qu'elle commença.
« Il existe, en cette Cité, une fille un peu étrange, à ce qu'on dit. Le genre qui n'a pas l'air méchante, rien de tout ça. Qu'on regarde sur son passage, mais dès qu'on a détourné les yeux, on serait incapable de se rappeler exactement les traits de son visage. Vivante sans l'Être et être sans vie, elle est invisible aux yeux des autres, sans même avoir besoin de se cacher. C'est comme ça, c'est inné, Thallys lui a sûrement donné ça à la maturation et rien d'autre. Une voleuse. »

La voix venait de loin, conteur au féminin, plus faible que le murmure du vent, un vague souffle enivrant qui racontait l'histoire de cette fille errant dans les rues. Et pour accrocher les murmures, il devait approcher toujours plus près, toujours moins prévu. L'histoire était lancée, celle de cette fille des pavés, déambulant simplement vêtue d'un trench-coat noir fouettant la frontière de l'arrière de ses genoux nus, sans qu'on ne voit jamais dépasser les vêtements qu'elle pouvait porter sous ce grand manteau.
Elle allait et venait à sa guise, comme si un simple écart entre deux passants, aussi mince soit-il, lui suffisait à se déplacer parmi la foule d'inconnus. Personne n'aurait réellement pu affirmer, avec la certitude dans les yeux, au bout des lèvres ou sur les traits d'un visage, qu'elle était belle ou non. Elle se fondait cependant dans la foule avec l'aisance d'une funambule, cette grâce invisible d'une danseuse atemporelle. Et elle usait jusqu'à la moelle de ses os - ou des leurs ? - d'un tel pouvoir.
« Pourquoi ? Comme vous en parlez, elle n'a pas vraiment l'air d'une voleuse. Tout au plus d'une silhouette supplémentaire qui veut juste qu'on lui fiche la paix, avait-il ajouté, la conviction en guise de peinture sur son visage poussiéreux. »
« Vous trouvez ? C'est qu'elle est bien meilleure que vous ne le pensez. Mais laissez-moi finir. »

Un fin sourire venait de naître sur les lèvres blêmes, crème, de la jeune femme, alors que son récit s'enchaînait presque sans qu'elle n'ait besoin d'en ordonner le fil des mots. Par instant, sa voix s'élevait au rythme de l'histoire qui prenait vie, pour s'échapper dans le vent tel le mirage de légende qu'elle voulait être avant qu'un point ne s'impose.

La jeune fille n'errait pas sans but, loin s'en faut. Elle savait parfaitement où elle allait, et pourquoi, quand bien même les passants ne prêtaient aucune attention à ce qui ressemblaient aux pauvres regards d'immortels, à de vaines déambulations. Ses yeux brillants d'émeraude ne regardaient pas dans le vague comme reflet d'une âme creuse et perdue, ils sondaient la foule à la recherche de personnes bien précises, on ne peut plus particulières. Et si au beau milieu d'une rue elle en venait, subitement, à étendre ses lèvres en un sourire fugace, son méfait était alors presque accompli. Presque. Elle n'avait plus qu'à s'en aller, disparaître à nouveau pour se fondre dans l'allée, les pavés, et attendre la nuit avec l'impatience d'un gnoll affamé.
Une fois l'obscurité nocturne tombée sur la ville endormie, ses yeux semblaient s'acclimater, car rien n'avait l'air de changer pour l'ombre qu'elle était. Elle retrouvait sa cible, proie facile, et se faufilait sans un bruit entre les façades d'immeubles décrépis. Jusqu'à s'immobiliser toujours quelques secondes lorsque la porte était trouvée, le temps d'une pensée d'excuse pour l'innommable qu'elle s'apprêtait pourtant à accomplir. Encore.
Alors seulement, elle s'introduisait sans mal chez la personne qu'elle avait choisi durant la journée, à la faveur du smog rapiécé à son regard. Les digicodes les plus sophistiqués ne servaient à rien sous ses doigts : l'agilité, la chance, la clairvoyance, qu'importe le nom que l'on donnait à ce don-là, le résultat ne changeait pas. Personne n'était jamais à l'abri, nous étions tous vulnérables. Comme des jouets qu'elle pouvait dérober à sa guise, mettre à nu non par plaisir, mais par nécessité.
Lentement, elle glissait sur le sol et, peu importait où l'être choisi aimait s'endormir, elle ne se trompait jamais de pièce, pas de pile ou face, face à face constant. Les yeux fermés pour ne pas qu'ils voient ce qu'elle venait subtiliser. Telle une ombre derrière la silhouette endormie, elle venait souffler sur une joue, comme on déposerait un baume avant de taillader, l'entreprise est vaine mais elle a le seul mérite d'apaiser le coeur. L'instant d'après, méfait accepté, deux électrodes sur les tempes de l'endormi s'accrochaient à la peau, pas plus larges qu'un grain de beauté, avec la douceur dont seule une femme en était capable.
Dès lors, sa voix s'élevait dans un murmure que même le dormeur aurait eu du mal à percevoir si son état le permettait. Inaudible, elle n'en était pas moins la définition de la douceur même, mélodie de murmure apaisant, sur le ton de la prière que les croyants ne savent contenir pour eux :
« Je n'ai rien contre vous, sachez-le toujours, mais vous avez quelque chose dont j'ai terriblement besoin. Inconsciemment, vous sauvez une vie qu'est la mienne ce soir. Dormez, n'ayez crainte, vous ne verrez aucune différence, demain sera celui que vous pensiez avoir prévu. Mon passage dans votre vie sera oublié, je suis invisible... »

Une fois les quelques paroles prononcées, elle attendait l'approbation du silence qu'elle seule pouvait encore comprendre, pour activer un petit appareil connecté aux électrodes. Le corps endormi ne se soulevait qu'une unique fois, comme une décharge d'électricité pour ranimer le tout, faisant à peine bouger les draps. D'un sourire satisfait, presque carnassier, prédatrice sans coeur d'acier, elle regardait l'écran lumineux de l'appareil afficher toujours, sans exception, un "100%" révélateur.
« Je ne vous tue pas, n'ayez pas peur, je ne lèverai jamais la main. Je ne saurais vous blesser. Je ne fais que voler ce qui m'est nécessaire. Vivez. »

Dans sa voix résonnait alors bien plus qu'un ordre, malgré la répétition incessante des mêmes mots qu'elle prononçait chaque nuit, elle continuait d'implorer sous couvert d'une autorité jamais connue. Ce n'était jamais une obligation, jamais une menace déguisée, mais une demande misérable teintée d'espoir inhumain.
Sa victime, car il n'y avait plus alors d'autres termes que celui-ci, ne voyait jamais aucune différence entre la veille et le lendemain. Les jours passent, se succèdent, et l'impression de répétition humaine reste gravée dans sa chair comme si elle avait toujours été là, tatouée à l'encre invisible, sous la peau. Sous l'âme. Sa victime alors, ne se souviendrait jamais qu'avant le passage de la jeune fille, elle se sentait plus vivante. Qu'elle était, plus vivante. Hypnose contrariée, les secrets les mieux gardés sont ceux que l'on ne connaît pas.
« Qu'avait-elle pris alors, si ce n'est sa vie ? demanda le jeune homme à sa voisine, sans comprendre encore qu'il existait plus qu'une matérialité. »
« Ne trouvez-vous pas que les personnes qui peuplent cette ville ont de moins en moins d'objectifs, de projets ? Que leurs rêves sont fanés, qu'ils ne voient plus de couleurs même lorsqu'ils ferment les yeux ? Qu'ils ne savent plus vivre par envie, mais simplement par une nécessité qu'ils ne comprennent même plus ? »

Le jeune homme hocha simplement la tête, mut par une évidence imposée, ses idées se raccrochant aux nouveaux arrivants totalement endormis dans les rues, qui ne s'éveilleraient plus, à dormir debout jusqu'à ce que le Cercle de l'Orient daigne ôter ce triste spectacle à la vue des passants. Ses yeux s'accrochaient à leur tour aux fonctionnaires qui avançaient sans but jusque sous son nez, se laissant porter par le courant comme si c'était là la meilleure chose à faire.
« Savez-vous comment elle se faisait appeler ? La Voleuse de Rêves. »

Il daigna enfin la regarder de nouveau avec de grands yeux, et il cru alors la voir réellement pour la première fois. Sous son regard, depuis le début de l'histoire, depuis le début du jour-né au pays des maturés, se trouvait une jeune fille à la beauté relative. Des cheveux noirs éclaircis par la poussière que les cycles avaient installés. Des yeux verts dont la brillance perçait l'âme. Un trench-coat noir, simple, qui assise, battait ses tibias au moindre coup de vent, refermé jusqu'au cou.
Un vague frisson lui parcourut l'échine quand sa curiosité le poussa à poser la question. Une main dans le dos pour le pousser dans les tréfonds. Même pas féminine, c'était sa propre main, qui le poussait vers elle. Ou celle, tout en hauteur, sur le dos de laquelle est gravé un D majuscule.
« Qui êtes-vous ? »
« Même si je vous le disais, vous l'oublieriez dès que je partirais.
Vous vouliez une histoire, il me semble ?
»


Spoiler (Afficher)
Ecrit de la plume d'Eaven, introuvable sur la matrice. Uniquement dans l'un de ses carnets, pour le moment.
Je n'utilise jamais la fonction "Cacher", et ayant un petit écran, ce n'est pas dit que la mise en page corresponde pour tout le monde, mais bon !
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Informations sur l'article

Imagination
26 Juillet 2018
1794√  38 5

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◊ Commentaires

  • Knight (232☆) Le 26 Juillet 2018
    Très jolie petite histoire. Qui étrangement ne m'étonnerait pas de la bouche d'Eaven ^^ je lance la marche au étoile!
  • Kmaschta (236☆) Le 26 Juillet 2018
    S'ils ne sont pas mangés, ils sont volés ... A un moment, il va falloir les laisser tranquille, ces rêves.
  • Manerina~6356 (1567☆) Le 30 Juillet 2018
  • Kambei~7880 (258☆) Le 02 Août 2018
    Le genre d'histoire dont il faudrait faire un recueil, pas vrai?
    J'ai beaucoup aimé!